La trajectoire ne peut qu’impressionner. L’industrie pharmaceutique chinoise, qui vise aujourd’hui la première place mondiale, semble avoir surgi du néant en quelques décennies. Elle est entrée ces dernières années dans la compétition internationale, au point de la dominer dans un certain nombre de secteurs-clés. Alors que dans le contexte de la pandémie actuelle, « la souveraineté sanitaire » est devenue un enjeu non seulement de la politique de relance des pays occidentaux mais aussi d’une stratégie globale qui procède d’une inquiétude existentielle quant à l’avenir de la France et de l’Europe, c’est l’industrie chinoise qui domine aujourd’hui la production de nombreuses substances actives de médicaments.
Ces substances actives, faut-il le rappeler, sont le fruit d’un lent et patient effort de recherche réalisé par les pays occidentaux pendant maintenant plusieurs siècles. Avec bien des tâtonnements, l’industrie pharmaceutique a grandement contribué, avec l’hygiène et la réduction de la mortalité infantile, à améliorer l’état de santé et l’espérance de vie des habitants des pays occidentaux d’abord, et de toute la population mondiale ensuite. Cependant, leur production massive est aujourd’hui contrôlée par l’industrie d’un pays qui considère l’Occident comme une civilisation hostile qui vise à entraver sa juste réémergence « au centre de la scène mondiale ». Le paradigme naguère triomphant selon lequel la conflictualité civilisationnelle était obsolète, et qui ne voulait voir que des acteurs économiques sans vision géopolitique, est brutalement devenu lui-même obsolète. Le retour du refoulé géopolitique prend la forme d’un tardif et douloureux réveil. Ce « miracle » industriel chinois inquiète donc les pays occidentaux qui se demandent quels en sont les coûts et les risques pour eux-mêmes et pour le monde. S’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions géopolitiques de la pandémie, celle-ci jette d’ores et déjà une lumière crue sur certains aspects peu reluisants du miracle chinois dans le domaine des médicaments et de la recherche médicale qui devraient susciter chez les Occidentaux une réévaluation non seulement de nos liens avec ce pays, mais aussi de certaines de nos propres pratiques.
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La nouvelle Chine : entre héritage des missions chrétiennes et idéologie
Longtemps, l’image du secteur de la santé de la Chine communiste est restée associée aux « médecins aux pieds nus », ces paysans formés dans les années 1960 et 1970 en quelques mois aux rudiments de la médecine par le Parti communiste de Mao. Ils étaient censés, tout en continuant à cultiver la terre, pallier les immenses carences sanitaires de la Chine au xxe siècle. S’ils contribuèrent à lutter contre certaines maladies chroniques et épidémies grâce à quelques mesures préventives, l’effet de leur action resta limité. La médecine moderne était essentiellement développée dans les métropoles, dans le cadre d’hôpitaux modernes sans véritables racines dans la tradition chinoise et dont les médecins avaient été formés par les Occidentaux. En effet, ces hôpitaux avaient été créés par les missions catholiques et protestantes qui laissèrent un savoir-faire et des centaines de bâtiments en héritage à la Chine communiste lorsqu’elles furent chassées du pays après la fondation de la « Chine nouvelle » en 1949. Jusqu’à ce que l’économie chinoise entre dans une phase de forte croissance, à la fin du xxe siècle, les communistes s’approprièrent cet héritage, tout en rééduquant idéologiquement les médecins formés aux techniques étrangères et bourgeoises.
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Dans ce contexte, le développement d’une médecine rurale fondée essentiellement sur une prévention mise en œuvre par des non-professionnels consistait à faire de nécessité vertu : puisque la Chine n’avait pas de médecine moderne et d’industrie pharmaceutique similaires à celle des pays capitalistes où la structure économique servait les intérêts de la bourgeoisie, elle serait en mesure de développer une médecine populaire au service de tous, fondés sur la prévention plutôt que sur le développement d’une industrie du médicament capitaliste. Cependant, ces justifications ne pouvaient occulter le profond déséquilibre entre une médecine urbaine héritée de l’Occident et une médecine rurale presque inexistante. Ce déséquilibre persiste jusqu’à aujourd’hui : la médecine chinoise reste fondée sur le réseau d’hôpitaux qui s’est progressivement mis en place, tandis que la médecine dite de ville et qui serait plus adaptée à la Chine rurale reste très peu développée. Jusqu’à récemment, la prescription de médicaments au public passait pour l’essentiel par ces hôpitaux. Ces dernières années, les consultations à distance contribuent cependant à faire évoluer les choses.
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L’instrumentalisation de la médecine traditionnelle
Pour développer cette vision idéologique d’une Chine vertueuse, le Parti pouvait s’appuyer sur l’existence d’une médecine traditionnelle que quelques décennies de modernité n‘avaient pas réussi à éradiquer. La Chine s’enorgueillit en effet d’une antique tradition médicale, dont le savoir-faire fondé sur des millénaires de pratique est d’une efficacité parfois avérée quoique difficile à mesurer par les moyens de la médecine moderne. Ce savoir-faire se distingue en effet par une approche empirique qui ignore les révolutions médicales modernes apparues en Occident. Le Parti communiste a toujours oscillé à son égard entre le mépris pour ce qui appartenait à une tradition dont il voulait faire table rase et la fierté à l’égard de cette même tradition en ce qu’elle pouvait servir de ressource dans la lutte pour la prééminence mondiale face aux Occidentaux et aux Russes. Aujourd’hui, alors que la Chine est persuadée d’être en train de remporter la compétition mondiale des systèmes, cette médecine traditionnelle est redevenue une source de fierté. Le secrétaire général du Parti communiste Xi Jinping l’a appelée « le trésor de la science traditionnelle chinoise » et a affirmé y avoir recours. Elle connaît un regain de faveur dans la population générale et représenterait aujourd’hui environ un tiers du marché global du médicament. Le nombre de médecins proposant des médications traditionnelles augmente et selon les chiffres officiels, les consultations fondées sur la médecine traditionnelle (c’est-à-dire, selon les catégories en cours en Chine, la médecine chinoise) sont passées de 11 % en 2011 à 14 % en 2015, représentant 910 millions de visites aux hôpitaux et cliniques pratiquant ce type de médecine. On connaît cependant le poids que font peser ces remèdes sur la faune sauvage. De nombreuses espèces sont menacées parce qu’elles entrent dans la composition de ces remèdes traditionnels. Alors même que la Chine veut se persuader que sa civilisation est par essence « écologique », il lui est difficile d’admettre que ce sont des pratiques traditionnelles qui justement menacent la stabilité des écosystèmes. Leur efficacité est en outre parfois très douteuse. Certains médicaments qui avaient été autorisés par l’État chinois dans le cadre de sa politique de structuration et de rationalisation du secteur ont été interdits après la découverte d’effets secondaires dangereux, parfois même cancérigènes.
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Montée en puissance de l’industrie chinoise du médicament
L’ouverture économique décidée par Deng Xiaoping en 1978 provoqua progressivement un bouleversement complet des structures économiques du pays. L’industrie pharmaceutique occidentale qui représentait pour les maoïstes une excroissance monstrueuse du capitalisme trouva progressivement sa place dans le nouvel écosystème chinois. Pendant longtemps, les grands groupes occidentaux ont bénéficié d’une situation favorable en Chine alors que le pays tentait de mettre en place un système d’assurance santé pour tous. Les médicaments étrangers (produits de la médecine occidentale, c’est-à-dire, dans l’esprit des Chinois de la médecine moderne) étaient considérés par une population avide de produits occidentaux comme autant de remèdes miracles pour lesquels elle était prête, lorsqu’elle en avait les moyens, à dépenser beaucoup d’argent. L’augmentation du pouvoir d’achat, notamment dans les métropoles où ces médicaments étaient accessibles, a provoqué une hausse rapide de la demande. Cette soif de produits étrangers fut la source de dérives et de corruption. Elle poussait de nombreux médecins souvent mal payés et d’intermédiaires parfois véreux à surfacturer au public chinois ces médicaments. Ces intermédiaires sont devenus pour certains d’entre eux des acteurs majeurs de l’industrie pharmaceutique en Chine, tel par exemple Yangtze River Pharmaceutical Corporation, qui après avoir gagné beaucoup d’argent en vendant des médicaments occidentaux aux hôpitaux surfe aujourd’hui sur la mode de la médecine chinoise traditionnelle. Cependant, le secteur de la production et surtout de la distribution de médicaments reste très fragmenté, malgré les efforts de restructuration du secteur mené par l’État.
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Les grands groupes occidentaux qui dominent l’industrie mondiale dominent aussi le marché chinois des médicaments occidentaux, même si la part des génériques fabriqués par les groupes chinois augmente rapidement. À titre d’exemples, Johnson & Johnson est entré en Chine en 1985, emploie aujourd’hui 10 000 personnes et est implanté dans 90 villes à travers la Chine. Pfizer pour sa part, leader sur le marché des produits contre les maladies cardiovasculaires et les antibiotiques, a lancé plus 60 médicaments en Chine, possède quatre unités de production dans le pays, emploie 11 000 personnes, possède deux centres de recherche et est implanté dans plus de 300 villes. Sanofi enfin emploie 9 000 personnes sur place pour un chiffre d’affaires de plus de 2 milliards de dollars.
La montée en puissance de l’industrie locale s’est d’abord faite dans l’ombre des grands groupes qui se sont installés dans le pays à la faveur de la politique d’ouverture. Les groupes chinois se sont positionnés en tant que sous-traitants des grands groupes étrangers, en tentant d’absorber progressivement leur savoir-faire. Ils se sont d’abord consacrés à la production de principes actifs, à la demande des grands groupes internationaux, mais aussi à la distribution et à la vente, un secteur-clé alors que les médecins chinois formés pendant l’ère communiste connaissaient mal les médications occidentales. Ce passage obligé par une intermédiation locale a donc provoqué une corruption endémique dont il n’est pas certain que la pourtant féroce campagne de lutte contre la corruption lancée par Xi Jinping à son arrivée au pouvoir en 2013 soit venue à bout. Les acteurs locaux ont ensuite investi le secteur de la production des génériques, alors même que de nombreux produits tombaient dans le domaine public. Aujourd’hui, le gouvernement pousse à la montée en gamme de l’industrie pharmaceutique locale. Le plan Made in China 2025 prévoit notamment qu’une centaine d’entreprises pharmaceutiques chinoises soient en mesure d’exporter sur les principaux marchés et d’enregistrer entre cinq et dix traitements de dernière génération sur les marchés des États-Unis et de l’Union européenne. Le rapport de force qui était il y a quelques années encore en faveur des grands groupes occidentaux présents en Chine s’inverse rapidement. Les groupes chinois acquièrent rapidement un savoir-faire productif global et développent de plus en plus de médicaments adaptés aux conditions locales et aux marchés internationaux.
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Les principaux groupes pharmaceutiques chinois sont intimement liés à l’État et au Parti communiste chinois. Le PDG de Yangtze River Pharmaceutical Group Xu Jingren est un ancien militaire, membre du Parti et membre de l’assemblée du peuple. On sait que les deux vaccins chinois contre le Covid-19 sont les produits de Sinovac et Sinopharm. Le groupe Sinovac, spécialisé dans les vaccins, qui fut au cœur de plusieurs scandales de corruption révélés par la presse chinoise, a été créé à l’initiative des autorités de la ville de Pékin en 1999. Quant à Sinopharm, c’est une compagnie d’État qui grossit par l’acquisition de nombreux acteurs locaux et le champion que s’est choisi la Chine pour intégrer les leaders mondiaux du marché.
Ambitions politiques
Dans le contexte sanitaire actuel, le marasme des pays occidentaux contraste vivement avec la réussite chinoise. Le système chinois fondé sur une discipline de fer et une mobilisation de la population derrière des mots d’ordre lancés par le pouvoir politique est particulièrement adapté à la lutte contre la pandémie que nous connaissons. Celle-ci est une incarnation du mal contre lequel la communauté doit se rassembler ; elle est considérée par la religion populaire chinoise comme par le secrétaire général du Parti qui la qualifia ainsi lors d’un entretien avec le directeur de l’OMS dès le 28 janvier 2020, comme un « démon ». La Chine n’a pas hésité un instant à créer de vastes léproseries modernes où sont isolées les personnes contaminées ou simplement suspectées de l’être. Fort de cette victoire, la Chine renforce sa propagande dans le cadre des « routes de la soie de la santé », et promeut auprès des pays étrangers ses vaccins, ses produits pharmaceutiques et parapharmaceutiques, ainsi que sa médecine traditionnelle. La santé est en effet depuis 2015 un aspect important du projet géopolitique « une ceinture, une route » qui vise à faciliter les implantations des entreprises chinoises à l’étranger et à renforcer l’influence de Pékin face à Washington. Avec la pandémie, la santé devient un aspect majeur de cette stratégie et Pékin poursuit avec une sorte d’euphorie ses programmes d’aide dans le domaine de la santé avec les pays du Sud, n’hésitant pas à stigmatiser le supposé égoïsme des pays occidentaux, tandis qu’elle-même ferait preuve d’une générosité parfaitement désintéressée dans ses rapports avec ceux qu’elle aime à présenter comme ses compagnons de lutte contre la domination des pays du Nord.
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Risques géopolitiques
La Chine a su tirer profit de la naïveté intéressée des pays occidentaux. La délocalisation de la production de médicaments en Inde et en Chine est le produit de puissantes incitations de la part non seulement d’actionnaires qui cherchaient à maximiser leurs profits, mais aussi des autorités politiques, et même du public. En effet, au moment où les systèmes d’assurance maladie entraient en déficit dans de nombreux pays, les autorités ont incité les industriels à limiter la hausse du coût des médicaments, alors même que de nombreux et coûteux traitements arrivaient sur le marché. La délocalisation est donc apparue comme un moyen de prévenir la hausse des déficits et de celle des charges pesant sur les assurés, touchés par ailleurs par les mesures publiques de déremboursement. Ces arbitrages, quoique restés souvent implicites, se sont effectués aux dépens de la préservation des capacités industrielles des pays occidentaux. Mais il apparaissait alors que la délocalisation en Chine et en Inde de la production de médicaments était un moyen efficace de limiter les coûts pour la communauté, quand bien même cela impliquait une perte de souveraineté dont nous mesurons aujourd’hui toute l’ampleur. Cette perte n’est pas seulement industrielle. Elle concerne aussi les secteurs structurant des normes et du contrôle de la qualité. La montée en puissance des industriels chinois du secteur impliquera à terme un transfert à la Chine de la capacité de fixer les normes du secteur. L’opacité du secteur du médicament dans le pays, où les scandales se sont multipliés ces dernières années, deviendra un problème d’autant plus aigu que le rapport de force basculera en faveur de ce pays. Les pays occidentaux devront accepter des médicaments dont ils ne contrôleront plus les modes de production.
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La pandémie actuelle est peut-être seulement une préfiguration de ce qui nous attend. L’origine du virus qui a provoqué la crise mondiale la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale et entraîné la mort de plusieurs millions de personnes est une question que la Chine refuse de voir l’humanité se poser. Malgré les intenses recherches menées par de nombreux scientifiques, notamment en Chine, la thèse de l’origine proximale du virus, c’est-à-dire la thèse selon laquelle il existerait un hôte intermédiaire entre la chauve-souris et l’homme, reste à démontrer. Elle permettrait d’expliquer comment un coronavirus a pu apparaître et se transmettre dans les populations humaines à plus de 1 000 kilomètres du sud de la Chine d’où il provient très probablement. L’hypothèse d’une fuite accidentelle du virus SARS-Cov-2 d’un laboratoire de Wuhan est aujourd’hui explorée par un nombre grandissant de scientifiques occidentaux et indiens. Elle est vivement combattue par la Chine, mais aussi par une partie de la communauté scientifique occidentale qui a misé sur la liberté offerte par les laboratoires chinois pour poursuivre des recherches extrêmement dangereuses dites de « gains de fonction ». Les scientifiques qui se livrent à ces recherches modifient les virus pour les rendre plus transmissibles à l’homme. La perspective de découvrir que ce sont les recherches visant à prévenir les pandémies de coronavirus qui sont responsables de la plus grave pandémie de ces dernières décennies est naturellement très difficile à envisager pour la plupart des scientifiques. Il est pourtant avéré que l’Institut de virologie de Wuhan est spécialisé dans ce type de recherches, infectant des cobayes auxquels on implante préalablement des cellules humaines, par des coronavirus modifiés en laboratoire afin de les rendre plus transmissibles à l’homme.
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La Chine, convaincue qu’elle ne peut pas être à l’origine d’un virus « démoniaque » qui attaque la civilisation qu’elle prétend incarner, refuse de se pencher sur ses responsabilités éventuelles dans le déclenchement de la pandémie. Ce refus augure mal de la forme que pourrait prendre un monde dominé par la puissance chinoise, notamment dans le secteur crucial de la santé et du médicament, alors même que l’influence qu’elle exerce sur le cours des choses ne cesse d’augmenter.